Par Erwann Pacaud (auteur de l’indispensable »Easy listening : Exotica & autres musiques légères », sorti en 2016).
Alors que la bossa nova s’impose lentement depuis le milieu des années cinquante dans le monde entier, donnant une carte postale d’un Brésil optimiste et insouciant, le mois d’avril 1964 brise brutalement cet élan progressiste avec l’arrivée des généraux au pouvoir qui instaurent une dictature militaire qui ne tombera qu’en 1985. Certains “bossa novistas” n’hésitent alors pas à prendre le maquis pour créer à leur manière une résistance sonore et idéologique envers le nouveau pouvoir en place qui bride leur quotidien. Fortement influencée par le festival de Monterey qui se déroule en Californie en juin 1967, cette nouvelle génération se retrouvera devant les caméras de la chaîne de télévision TV Record pour le 3ème festival de Musique populaire de Sao Paulo au cours duquel la jeunesse brésilienne découvre deux artistes devenus engagés et enragés : Caetano Veloso et Gilberto Gil. Mélange entre le passé et le présent, sons électrifiés et modernes de la British Invasion, Beatles en tête, mais aussi avalanche de décibels, psychédélisme, provocation à la limite du happening, les deux artistes, qui seront obligés de s’exiler à l’étranger suite à un passage en prison, rameutent autour d’eux une bande d’enfants terribles pour créer le tropicalisme. Tour d’horizon de ce genre musical en 5 Lp qui a également pulvérisé, entre désordre et progrès, tout le milieu culturel brésilien durant l’année 1968 et bien après.
Tropicália ou Panis et Circencis, 1968, Philips
Devenu un classique du manifeste tropicaliste, cet album au titre provocateur et ironique (Du pain et des jeux) rassemble les principaux protagonistes de ce mouvement musical contestataire voulant faire la nique au nouveau pouvoir dictatorial en place depuis 1964. On y retrouve sur la pochette Gilberto Gil, Rogério Duprat, Gal Costa, Torquato Neto, Nara Leao, Caetano Veloso, Tom Zé et Os Mutantes au complet avec Arnaldo Baptista, Rita Lee et Sérgio Dias. Chacun y apporte sa propre folie dans un joyeux bordel sonore pas si désorganisé que ça avec en toile de fond l’influence du “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band”. Sous la férule des arrangements de Rogério Duprat, le Georges Martin brésilien fan de John Cage, les tropicalistes, Caetano Veloso en tête pour les compositions, n’hésitent pas à passer à la moulinette les genres musicaux qui ont fait l’histoire et la renommée du Brésil dans leur propre pays et dans le monde entier avec ces sons révolutionnaires anglo-saxons pour un résultat avant-gardiste et plus que novateur. Acte sonore et politique radical et fondateur, cet album sera le point de départ fructueux pour la plupart de ses instigateurs dont la carrière brésilienne puis internationale ne fera que commencer.
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Os Mutantes, Os Mutantes, 1968, Polydor
Backing band pour la plupart des artistes tropicalistes, le trio Os Mutantes publie son album éponyme quasiment en même temps que le manifeste tropicaliste “Ou Panis et Circensis”, en 1968. Créé par les deux frères Arnaldo Baptista et Sérgio Dias avec la guitariste chanteuse Rita Lee, la formation Os Mutantes conjugue de façon exubérante le psychédélisme, la pop orchestrale, la musique concrète et les musiques brésiliennes en y intégrant une multitude d’expérimentations avant-gardistes sous l’approbation tacite du gourou tropicaliste des studios Rogério Duprat. Apparition du “Danube” Bleu de Strauss à la fin de Panis et Circensis sous un déluge de fracas de verre, reprise de “Baby” chanté à l’origine par leur compatriote Gal Costa, utilisation de guitare fuzz sur “A Minha Menina” et “Bat Macumba”, cover de Françoise Hardy, “Le premier bonheur du Jour”, rires enregistrés au début de “Ave Gengis Khan”, tout est permis. Pas étonnant que le groupe, dissous en 1972, eut les faveurs de musiciens quelques années plus tard comme Kurt Cobain, Beck ou encore David Byrne avec son label Luaka Bop.
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Rogério Duprat, A Banda Tropicalista do Duprat, 1968
Féru d’artistes avant-gardistes comme Karlheinz Stockhausen, Pierre Boulez et John Cage, Rogério Duprat est l’artisan du son tropicaliste, entre arrangements sophistiqués et folie rock psychédélique contestataire. Surnommé le Georges Martin brésilien en référence au génie créatif de l’arrangeur des Beatles, Rogério Duprat a déjà sorti quatre albums lorsque Gilberto Gil et Caetano Veloso font appel à lui pour écrire les arrangements du manifeste tropicaliste en 1968. En retour, ces derniers feront partie de l’aventure de son cinquième album, “A Banda Tropicalista do Duprat”, publié la même année, avec le trio Os Mutantes. Le titre d’ouverture du Lp, “Judy In Disguise” annonce la couleur et son obsession de Duprat pour les Beatles et son arrangeur fétiche. Reprise du groupe John Fred and his Playboy Band, “Judy In Disguise” est un lointain clin d’oeil au “Lucy in the Sky with Diamonds” des Beatles. Et en reprenant “Flying” et “Lady Madona”, deux titres produit par Georges Martin, Rogério Duprat enfonce le clou pour sa fascination du groupe liverpuldien. Les reprises du répertoire brésilien (Baden Powell, Jobim) côtoient les compositions de ses amis tropicalistes et Duprat leur confère un écrin sonore dont lui seul a le secret.
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Tom Zé, Grande Liquidação, 1968, Rozenblit
Radical, intransigeant, indépendant et anti-conformiste, Tom Zé est le grand oublié de la bande tropicaliste. Redécouvert par hasard par David Byrne et son label Luaka Bop dans les années 90, le fantasque Tom Zé traversera une longue traversée du désert après la période tropicaliste dont sa contribution fut entre autre son premier album “Grande Liquidação”, enregistré dans la foulée de son arrivée dans la ville de Sao Paulo. Originaire de l’état brésilien de Bahia, tout comme ses frères d’armes Gilberto Gil et Caetano Veloso, Tom Zé fait appel à deux formations psychédéliques du coin, Os Brazoes et Os Versateis pour appliquer sa propre patte musicale de trublion iconoclaste, un mélange révolutionnaire de la tradition bossa nova et des sons funk, rock psychédélique et de Ye Ye Ye. Résultat ? une pop exotica subversive qui part dans tous les sens mais terriblement créative et inventive dont un des titres, “Parque Industrial”, sera repris dans le manifeste tropicaliste.
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Gal Costa, Gal Costa, 1969, Philips
Tranchant radicalement avec son langoureux premier album Domingo publié deux ans auparavant, son deuxième album, éponyme, contient de nombreux titres qui deviendront des standards de la musique brésilienne. Epaulée par ses complices tropicalistes Gilberto Gil, Caetano Veloso, Tom Zé mais aussi Jorge Ben, Roberto Carlos, Erasmo Carlos ou encore Torquato Neto pour l’écriture et la composition, ainsi que par l’immense Rogério Duprat aux arrangements, la pasionaria du mouvement contestataire Gal Costa pose sa voix sur leurs magnifiques écrins en oscillant entre douceur et déchaînement. Pop symphonique, mais aussi rythmes frénétiques et folie psychédélique, l’album culmine avec la ballade “Baby”, qui sera reprise de nombreuses fois dans la bande tropicaliste mais également dans le monde entier.
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Par Erwann Pacaud (auteur de l’indispensable »Easy listening : Exotica & autres musiques légères », sorti en 2016).
Alors que la bossa nova s’impose lentement depuis le milieu des années cinquante dans le monde entier, donnant une carte postale d’un Brésil optimiste et insouciant, le mois d’avril 1964 brise brutalement cet élan progressiste avec l’arrivée des généraux au pouvoir qui instaurent une dictature militaire qui ne tombera qu’en 1985. Certains “bossa novistas” n’hésitent alors pas à prendre le maquis pour créer à leur manière une résistance sonore et idéologique envers le nouveau pouvoir en place qui bride leur quotidien. Fortement influencée par le festival de Monterey qui se déroule en Californie en juin 1967, cette nouvelle génération se retrouvera devant les caméras de la chaîne de télévision TV Record pour le 3ème festival de Musique populaire de Sao Paulo au cours duquel la jeunesse brésilienne découvre deux artistes devenus engagés et enragés : Caetano Veloso et Gilberto Gil. Mélange entre le passé et le présent, sons électrifiés et modernes de la British Invasion, Beatles en tête, mais aussi avalanche de décibels, psychédélisme, provocation à la limite du happening, les deux artistes, qui seront obligés de s’exiler à l’étranger suite à un passage en prison, rameutent autour d’eux une bande d’enfants terribles pour créer le tropicalisme. Tour d’horizon de ce genre musical en 5 Lp qui a également pulvérisé, entre désordre et progrès, tout le milieu culturel brésilien durant l’année 1968 et bien après.
Tropicália ou Panis et Circencis, 1968, Philips
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Os Mutantes, Os Mutantes, 1968, Polydor
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Rogério Duprat, A Banda Tropicalista do Duprat, 1968
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Tom Zé, Grande Liquidação, 1968, Rozenblit
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Gal Costa, Gal Costa, 1969, Philips
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